Agnès Foiret

Texte du catalogue de l'exposition Figures du sommeil

2012

Figures du sommeil, 24|03 – 06|05 2012, Galerie Jean Collet, Vitry-sur-Seine, 2012

"Pour un rêveur vivant fidèle à la clairvoyance du rêve, une des fonctions du végétal est de produire de l'ombre comme la seiche produit l'encre". Ce propos de Bachelard éclaire la série de peintures, œuvres en plusieurs temps du coucher de l'encre. La force poétique des peintures de Claire Chesnier réside dans des effets de halo mêlés à une haute densité pigmentaire. Ce pouvoir d'étendre obscurité et lueurs sur le papier appelle le Rideau des rêves de Henri Michaux. Quoi de plus insaisissable que le rêve noyé d'encre ? A plonger dans les bains colorés des peintures qui nous font face, on comprend que le rêve oscille entre l'affleurement à la surface de la conscience et les profondeurs abyssales du sommeil. Sous la couche superficielle, la stratification de pans brossés dans des allers et des retours montre que la surface relève et restitue les passages. L'encre, fuyante sous le geste appuyé, s'évade, étirant sa morsure dans l'épaisseur de la fibre jusqu'à l'engourdissement du support. Prises dans une chape de plomb - que Claire Chesnier nomme l'étendue du voile-, les teintes sommeillent, étrangement ressemblantes à l'amplitude des mouvements respiratoires du sommeil profond. Le flux possède une force absorbante qui traverse tout, même le corps qui le peint.

Claire Chesnier accorde son geste - le retrait de sa main - au lent déroulé de la couleur "car que signifie étendre la couleur, si ce n'est charger d'ombre le blanc zénithal". Elle interrompt ses interventions pour observer les effets d'alanguissement et de clarté naissante à la surface, le précipité, au sens chimique du terme, du jour et de la nuit. En effet, dans les grandes plages monochromes, la lumière remonte à la surface jusqu'à son apparaître, comme à rebours. Dans cette co-présence recherchée, inhérente au faire de la peinture, l'artiste avance et suspend son action pour arracher le corps à la pesanteur. Ainsi, elle se situe dans l'éveil craignant le sommeil comme l'inertie et la mort "car le dormeur est une présence-absence vacillante, un fantôme du soi flottant sur un corps abandonné de ses forces, épris ou essoufflé de rêves", nous dit-elle.

Des marges blanches, délicatement frangées, presque baveuses, parlent de nos corps oublieux et relâchés mais la paresse, les soupirs, la torpeur qui gagne, se conjuguent avec des tensions comme une impossibilité du repos. Dans les grands pans qui baillent, on peut voir l'incertitude de l'entrée dans le sommeil. Sommes-nous dans la crainte de ce que le sommeil engloutit? La sensation d'immersion s'accompagne de celle d'un désir d'échappée. Avancées et retraits, recouvrements et lacunes fonctionnent comme l'envers et l'endroit d'une même chose. On peut voir la matérialisation du rêve dans l'enfouissement des voiles ; sa luminosité tapie dans l'obscurité ou à son orée nous rappelle que notre conscience n'a pas de prise sur ses manifestations.

Cette peinture se tient dans le partage du clair-obscur, elle se montre soucieuse de la cécité et des visions, craintive de l'extinction. Elle en cherche la puissance des révélations et en redoute les imminences. Peindre revient alors à coucher avec exactitude, à guetter les mises en contact, à attendre ce qui advient, dans une conscience aigüe des enjeux de maîtrise et de dessaisissement du vivre du jour et de la nuit. L'agir de l'éveil et le non agir du sommeil se tiennent bord à bord, tout comme les limbes et les ombres filtrées.

Agnès Foiret mars 2012