Philippe Piguet

Les jours

Semaine #4632023

D’une visite à son atelier, il y a quelques années, reste le souvenir d’un espace ouvert et lumineux, libéré de tout ce qui encombre souvent ce genre de lieu et qui déborde ordinairement le regard. Un espace nanti de grandes baies vitrées, pour partie recouvertes d’un film occultant, laissant la lumière y pénétrer et s’y diffuser de façon étale. Seule, une fenêtre légèrement entrouverte laisse fuser le jour, dessinant au sol un rai immaculé. L’impression est celle d’entrer dans un tableau de Hammershøi. Sur de simples plateaux en bois, posés sur des tréteaux, l’artiste a disposé à plat ses derniers travaux, soigneusement enveloppés dans du papier cristal. Sur l’un d’eux, un grand format y est dévoilé, délivrant au regard une subtile surface colorée dont les valeurs montent en lumière pour se perdre dans un espace indicible. L’art de Claire Chesnier se détermine à l’aune d’une dualité, présence et contemplation. Il est fondé sur un rapport au temps qui exige du regardeur qu’il lui donne le sien.

A première vue, rien ne transparaît. Tout est à attendre. L’expérience esthétique à laquelle l’artiste nous convie ne relève pas d’un quelconque savoir. Elle procède non seulement d’un être au monde et d’une disponibilité mais d’un vécu. Le peintre ne crée pas des images, elle révèle à la lumière la possibilité d’un lieu, indicible, que ne désigne aucune référence et qu’elle nous invite à vivre en toute plénitude. Les encres de Claire Chesnier assignent le regardeur à une forme d’oubli du monde et de ses embarras pour l’entraîner en quête d’un ailleurs. Elles offrent à voir, tant en étendue qu’en profondeur, toutes sortes de flux colorés dont la charge matérielle définissent le champ iconique en strates plus ou moins intenses. 

L’usage que fait l’artiste de l’encre sur papier et de la brosse instruit chacune de ses oeuvres à l’ordre non d’une écriture ou d’une figure mais d’un espace. Son geste ne cherche pas à faire trace et n’enfante aucun signe identifié. Il s’applique à créer un dépôt qui, au fur et à mesure des différents passages des couleurs, constitue comme une sorte de limon en cours de gestation. Si quelque chose d’une sédimentation est à l’œuvre dans le travail de Claire Chesnier, rien n’y semble définitivement arrêté ; tout y est dans un flux continu dont la lumière et l’espace sont les composantes existentielles.

Atelier et œuvre, contenant et contenu sont chez Claire Chesnier indéfectiblement liés. La notion de jour en constitue le vecteur cardinal et sa démarche pourrait bien consister tout simplement à nous dessiller les yeux sur la beauté du monde. A l’instar d’un Monet dont elle ne cache pas son admiration et dont le philosophe Gaston Bachelard avait justement vu ce qui avait conduit le peintre de Giverny à créer de toutes pièces le bassin aux nymphéas : "Le monde veut être vu, écrit-il ; avant qu'il eût des yeux pour voir, l'œil de l'eau, le grand œil des eaux tranquilles, regardait les fleurs s'épanouir. Et c'est dans ce reflet - qui dira le contraire ! - que le monde a pris la première conscience de sa beauté." Face aux encres de Claire Chesnier, sitôt le premier regard porté sur elles, l’idée de beau – d’une beauté simple, comme on s’en réjouit à la vue du soleil qui se lève - accapare l’esprit. C’est qu’il y va de quelque chose d’élémentaire, au double sens d’un langage immédiat, universel, et d’un rapport à la nature. A la lumière, en son épiphanie et en son extinction. Au jour, dans sa radiance et son éclat. 

La nomination de chacune de ses œuvres en parfaite correspondance avec le moment de leur exécution les instaure dans une temporalité « d’éphéméride coloré » - comme le dit l’artiste - et leur déclinaison dans une dynamique proprement calendaire. Les peintures à l’encre de Claire Chesnier portent toutes en elles le passage du temps - comme il en est pour chacun d’entre nous -, ce qui les certifie chacune dans un rapport individualisé. Elles en expriment la fugacité. Elles en suivent à sa façon les humeurs atmosphériques, les variations lumineuses, la couleur des saisons et le mode sériel qui les gouverne en exalte la diversité plastique. Elles se constituent de ce flux du temps et de la mémoire qui ne s’arrête jamais, le passé et le présent s’informant sous son pinceau en sensations lumineuses et colorées à la lumière du jour qui passe. 

Si « on ne pense pas autrement qu’avec des mots », le peintre, lui, pense le monde avec la couleur. Il ne le pense pas seulement, il le donne à voir. Il le révèle. « C’est seulement alors – dans cette respiration presque douloureuse du langage allant et venant entre ce qui se donne et ce qui se retire – que l’expérience du voir commence à être pensée. » Peintre absolument, Claire Chesnier s’accommode de tous les jours par lesquels la lumière révèle le monde – un rai qui tombe et qui l’illumine, une effraction qui le laisse entrevoir, un verre coloré qui le transforme... De la lumière des jours - de toutes les sortes de jours -, ses œuvres en actent, c’est selon, ici la lente montée, là l’évanescente disparition, jusqu’à configurer des espaces innommables dont la peinture, seule, a le secret. 

A la chapelle de la Visitation, les encres de Claire Chesnier composent une ode à la lumière. Elles nous invitent à une élévation dont Baudelaire a chanté les bienfaits, en quête de purification et d’un élancement « vers les champs lumineux et sereins ». C’est en écoutant l’ouverture de Lohengrin que le poète a conçu son poème, « délivré des liens de la pesanteur » et retrouvant par le souvenir « l’extraordinaire volupté qui circule dans les lieux hauts ». Il dit avoir conçu « pleinement l’idée d’une âme se mouvant dans un milieu lumineux, d’une extase faite de volupté et de connaissance et planant au-dessus et bien loin du monde naturel. » S’il nous semble que quelque chose d’une même intention est à l’œuvre chez Claire Chesnier, c’est que ses peintures à l’encre résonnent plus particulièrement à l’écho de ce quatrain : 

« Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides,

Va te purifier dans l’air supérieur,

Et bois, comme une pure et divine liqueur,

Le feu clair qui remplit les espaces limpides. »

La peinture comme le vecteur d’une salubrité mentale permettant au regardeur une échappée belle en un ailleurs, infini et indéfinissable. 

L’art de Claire Chesnier est inédit. Son apparente économie picturale, sa lumineuse sérénité, son relatif dépouillement provoquent une abondance d’émotion sans jamais la dire. Il envahit le regard qui s’y porte et qui s’y abandonne, l’entraînant, en toute liberté et indépendance d’esprit, à l’exercice d’une contemplation. Il est la possibilité d’un lieu où s’imaginer de nouveaux horizons, emprunter de nouveaux chemins, s’évader vers de nouveaux cieux - sinon en faire ressurgir qui sont enfouis au fond de la mémoire. On ne peut entrer dans cette œuvre sans ressentir un frémissement - comme un frisson existentiel -, celui d’avoir à franchir ce qui nous sépare du monde invisible, d’un là-bas plein de mystère. On ne se projette jamais sans crainte dans l’inconnu mais les peintures à l’encre de Claire Chesnier nous enivrent de tant de lumière qu’on en oublie l’enjeu et se laisse littéralement ravir par elles. 

« Enivrez-vous », recommandait encore le poète. « Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous envirer sans trêve. » Mais de quoi ? De la lumière et des jours, répond le peintre.

Philippe Piguet, 
commissaire de l’exposition