Léa Bismuth

L’aire des aurores

Art Collector2014

« L’aurore tire une fumée de brume au-dessus des rivières et des lacs. C’est un voile qui s’interpose entre le soleil qui se hisse et son reflet qui se répand dans la région de l’air qui l’entoure. C’est sa propre chaleur qui en rend impossible la vision à l’instant de sa naissance. Nous ne connaissons jamais ce qui commence à son début. Toute cause en nous est récapitulée et fictive. Nous ne connaissons jamais ce qui finit à l’instant de sa fin véritable. Tout adieu est un mot dont on veut croire qu’il conclut. Or il ne débute et il n’achève rien. »

Pascal Quignard, Les ombres errantes

Claire Chesnier s’installe là, dans l’aire des aurores dont parle Pascal Quignard, un endroit qui n’a pas de nom, pas de géographie stable, rien pour dire précisément ce qui le justifie, sur aucune carte ni dans aucun monde. Ce lieu est insondable ; lieu lisière, lieu d’ombre, lieu de brume, d’immatérielle présence.

Précisément, c’est à cet endroit sans limite qu’elle décide de s’établir, afin de dresser des formes puissantes qui toutes finiront par contenir en leur sein l’indistinction fondatrice, le non-temps, celui qui crée un pont entre passé et présent, souvenir-fantôme et fuite en avant. Les formes s’affirment comme pour exprimer une puissance, une fausse puissance sans doute, celle qui croit pouvoir attraper l’aurore, le jour qui pointe après la nuit. Mais, à l’intérieur, quelque part dans la forme d’apparence massive, se cache une parcelle d’aurore, un léger voile qui se dépose malgré tout. L’apparition est fugace, et l’œil qui la regarde se doit d’être prudent, car elle n’est pas forcément visible ou reconnaissable. Tout peut se passer en une seconde : la paupière éblouie s’ouvre sur quelque chose qu’elle ne verra jamais de la même manière deux fois de suite, comme lorsque le matin nous ouvrons les yeux pour découvrir un monde qui ne pourra, en aucun cas, être le même que celui que nous avons connu. On ne peut voir les peintures de Claire Chesnier deux fois de la même manière, comme elle ne peut reproduire deux fois le même geste, vivre deux fois le même instant.

L’instant des aurores, l’instant de l’aurore. À cet instant précis, il est bien question d’un brouillard vaporeux à la surface duquel fusionnent deux instants qui ne peuvent pas se rencontrer : le crépuscule et l’aube. Cette aube, Rimbaud dit l’avoir un jour embrassée dans la pureté d’un baiser d’été, sortant d’une nuit de sauvagerie obscure et profonde. Car l’aube a bien un corps, une chair que l’on peut tenter d’étreindre : un « immense corps », écrit encore Rimbaud. L’immense corps est bien difficile à embrasser de ses deux bras. C’est pourquoi, chaque peinture est une tentative d’enlacement. Claire Chesnier peint de grands formats, à sa taille, à la taille de ce que ses bras peuvent saisir d’un seul geste. Et, à chaque peinture recommencée, une nouvelle aube est surprise dans sa fragilité grave et souriante.

Les couleurs utilisées s’accouplent et finissent par créer des couches colorées sur lesquelles il est impossible de mettre des mots : certaines nappes viennent d’une épaisseur non quantifiable, pendant que d’autres couches, comme des pointes, des sirènes, se dirigent vers la rétine du regardeur et essaient de l’appeler à pénétrer leurs profondeurs. Dans bien des peintures, il y a des charmes et des maléfices insoupçonnés. Ces forces qui montent ou descendent sont de ces sortilèges : là, la profondeur d’un bleu nuit s’abat, tombe brutalement comme un rideau de nuit ; alors que tout à côté, la luminosité d’un jaune orangé est progressivement parasitée par un rouge grimpant par traînées ascendantes. Certaines peintures ont quelque chose de toxique, ce sont des eaux polluées par quelques produits chimiques phosphorescents, quelques alluvions modernes. Les teintes sont troubles. Certains violets sont violacés. Certains verts sont verdâtres. Les aurores ne sont pas toujours de doux paysages. Elles peuvent aussi porter en elles les terreurs de l’enfance et de la nuit passée. 

Rien ne serait possible sans la pâleur de la page blanche qui tout à l’heure boira l’encre à n’en plus pouvoir, comme un alcoolique boit jusqu’à la dernière goutte. La feuille attend d’être recouverte en son centre. Et les bords aux arrêtes toujours différentes restent blancs, vierges, comme l’écrin accueillant une concentration de vie. La page blanche boit les encres multiples mêlées à l’eau transparente ; l’eau ouvre l’espace de cette feuille, et, par dilution, les encres font voir leurs parures changeantes. Les matières antagonistes entrent en dialogue : eau, encre, papier réalisent une exploration inédite, révèlent une visibilité en mouvement.

Les formes qui sont ici en notre présence sont tout sauf géométriques : elles auraient plutôt la structure de cristaux fragmentés, comme si elles faisaient toutes partie d’un grand tout qui, lui seul, parviendrait — par la mise en présence de tous les fragments — à circonscrire l’aire des aurores. Gilles Deleuze, à propos du cinéma et à la suite de Bergson, apporte le concept d’ « image-cristal », une image comme un cristal de temps, lieu d’adéquation entre l’actuel et le virtuel, entre la perception de notre action au présent et le surgissement intempestif d’une étoffe de mémoire venant parasiter l’immédiateté de ce qui est, ici et maintenant. Le travail de Claire Chesnier est ainsi cristallin : son geste, actuel, est constamment en train de laisser une trace ; trace qui porte en elle le fruit d’un agissement au présent, mais qui rassemble aussi les nappes obscures de la couleur, et enfin anticipe sur l’avenir des aurores qui ne manqueront pas de voir le jour.

Ce que l’on voit dans ces peintures, c’est le voile du temps, le dépôt d’une matière profonde, dont la force est d’être à la fois un horizon et une immensité.

 

Léa Bismuth
in, L’aire des aurores, Ed. Art Collector, Paris, 2014