Arnaud Laporte

Claire Chesnier

The Art NewspaperMai 2022

Comment des mots pourraient-ils dire ce que je ressens devant une oeuvre de Claire Chesnier, alors que mon esprit, lui-même, ne comprend pas vraiment ce qu’il se passe lorsque je contemple une de ses oeuvres ?
On pourrait, bien sûr, user d’images pour évoquer l’immersion dans un paysage, paysage au sens littéral, mais paysage mental, bien plus encore. On pourrait parler du passage de la lumière aux ténèbres, à moins que ce ne soit l’inverse, que nous propose la verticalité de ses toiles. On pourrait parler de cette frontière floue, indécise, qui semble couper la toile en deux, mais sans geste ostentatoire. On pourrait évoquer ces changements de couleur, si subtils, presque insensibles, alors même que la toile offre deux espaces apparemment très distincts. 

Techniquement, les oeuvres de Claire Chesnier procèdent depuis maintenant une dizaine d’années du même protocole de création :  l’artiste gorge d’eau un papier aquarelle grand format, puis y dépose l’encre, procèdant au "revoilement" en guidant les variations de l’encre à l’aide de brosses. Diluée, la couleur se densifie voile après voile. L’encre agit à la manière d’un glacis, et chaque pan de transparence qui se pose rejoue la peinture dans son entier. L’artiste se place comme en retrait, ouvrant la voie au geste de la couleur.

Cette manière permet une expérience, que j’ai si souvent renouvelée, celle de regarder les oeuvres de Claire Chesnier à distance, le plus loin possible dans l’espace d’exposition, et de s’en rapprocher, au plus près, jusqu’à ce que nos cils touchent presque la surface. Et l’expérience inverse, tout aussi troublante, du travelling arrière, qui révèle un monde toujours différent.

On peut voir jusqu’au 2 octobre au MUba Eugène Leroy de Tourcoing 4 peintures de Claire Chesnier récemment acquises par le FRAC Auvergne, et qui nous offrent une entrée particulièrement intéressante dans l’oeuvre de la plasticienne. Ces oeuvres constituent en effet deux diptyques, mais chacune d’elle peut aussi être présentée individuellement. Pour autant, jouons le jeu du diptyque, et regardons plus précisément “130221 | 140221” - Encre sur papier, 160 × 134 cm et 163 × 135 cm.
Les formats sont donc ici à l’échelle humaine, pour nous permettre une confrontation physique totale avec l’espace de l’oeuvre.
La peinture située à gauche va, du bas vers le haut, du noir au blanc, en passant par des nuances de rouge, de vert et de bleu.
La peinture située à droite va, du bas vers le haut, d’un rouge-marron à un bleu très clair, en passant par des nuances de vert, mais aussi de rouge.
Nuances. Ce mot ne m’a jamais paru aussi juste en même temps qu’aussi imprécis. Juste dans son imprécision.
Ces deux peintures, réalisées à un jour d’intervalle, comme l’indiquent leurs titres, nous inviteraient donc à les considérer comme un soir et un matin. Crépuscule et aube, partageant une même ligne entre terre et ciel, qui pourrait être celle de la cime des arbres d’une forêt, comme vu les yeux presque clos. Notre esprit veut en effet dans un premier temps non seulement voir, mais identifier, comprendre les images qui nous sont ici offertes, transposant l’abstraction en paysage. Réflexe naturel, mais réflexe déjoué dès lors que l’on poursuit l’expérience du regard dans la durée. Dans une flamboyante déclaration d’indépendance, la couleur clame en effet alors son droit à disposer d’elle-même, pour elle-même, et nous invite à la considérer comme un organisme vivant, mutant, agissant. 

Mais revenons à cette notion de diptyque. Deux images, accrochées l’une à côté de l’autre, mais avec un espace entre elles. Notre esprit, toujours à l’affût, pense malgré nous à la troisième image, l’image manquante, celle qui existe dans l’espace laissé entre les deux que nous avons sous les yeux. C’est la question du montage cinématographique qui s’invite alors dans l’espace d’exposition. Nous voulons, toujours malgré nous, combler ce vide, entre le soir et le matin. A la place du blanc de la cimaise, où est la nuit qui sépare les deux peintures de Claire Chesnier ? Mais encore une fois, dans ce même mouvement de la pensée qui ne cesse de se reproduire devant les oeuvres de cette artiste, c’est la présence qui reprend le dessus, les peintures qui s’offrent à nous ne cachant nul autre mystère qu’elles-mêmes. Il n’y a pas d’image manquante. Il y a une pure présence, celle de la peinture, celle de l’art comme façon d’être au monde, comme force supérieure de l’expression d’une sensibilité, d’une pensée. 

Ce qui me semble dès lors le plus juste, c’est de dire que l’on ne regarde pas une oeuvre de Claire Chesnier. Elle semble nous inviter à entrer en elle, à l’habiter, à y séjourner, comme si cet espace de la toile devenait l’espace de notre pensée. Confuse, troublante, indéterminée, mouvante, tantôt une chose, tantôt une autre. Peut-être Claire Chesnier a-t-elle réussi à créer une transcription plastique du fameux “stream of consciousness", utilisé en littérature. Dans l’oeuvre de la plasticienne, comme dans Les vagues de Virginia Woolf, les sensations entraînent des pensées, qui elles-mêmes se transforment en émotions, qui muent en réflexions, dans un mouvement perpétuel et sans réponse à donner autre que ce mouvement, en lui-même, pour lui-même.

Si l’on se souvient que l’on retrouve cette utilisation du courant de conscience dans Portrait de l'artiste en jeune homme, de James Joyce, peut-être convient-il donc de penser que Claire Chesnier nous propose, avec une technique patiemment élaborée, des autoportraits de l’artiste en jeune femme.

Arnaud Laporte
4 avril 2022