Une présence autre
Par espacement et par apparitions, l’Ahah2021Lorsque je lui demande comment elle peint, Claire Chesnier me dit qu’elle ne souhaite pas répondre à cette question, préférant, à ce sujet, garder le silence. Une telle attitude, au-delà du refus de réduire son art à des procédures techniques sur lesquelles une réponse trop précise attirerait excessivement l’attention, dit aussi quelque chose de la qualité de ce travail : sa résistance au dévoilement. Toute indiscrète que puisse paraître mon interrogation, dès lors qu’il lui fut opposé une fin de non-recevoir, celle-ci n’en demeure pas moins intéressante, en ce qu’elle dit aussi quelque chose de ce que cette œuvre fait naître en moi. Pourquoi, devant ce travail-là, n’ai-je pas seulement envie de regarder, mais aussi de comprendre ? Qu’est-ce qui, dans la façon dont cette peinture manifeste sa présence, m’intrigue au point que je veuille connaître ce que je ne parviens pas à deviner : les gestes ayant présidé à une si singulière apparition ?
Rencontrer le travail de Claire Chesnier c’est faire l’épreuve d’une présence autre : quelque chose est là, dont je constate la présence et l’effet, sans pouvoir en nommer la nature. C’est, sans doute, cette tension entre la force de ce face-à-face où l’œuvre impose sa singularité d’œuvre, et l’énigme quant à sa nature, qui a fait naître mon interrogation. Comment puis-je en effet, en un même moment, faire l’expérience contradictoire de l’évidence et de l’énigme ? Écrire sur Claire Chesnier, tenter de trouver les mots justes pour convoquer ensemble des sensations adverses, c’est donc surmonter ce principe de non contradiction qui voudrait qu’une chose soit ou ceci, ou cela. Or la peinture de Claire Chesnier – c’est là justement sa nature et sa singularité – est, à chaque instant, une façon de donner à l’oxymore forme visible et évidente. Évidente car devant elle, ce qui vient d’abord à l’esprit, tel un constat qu’il s’agit seulement de nommer, est que c’est là. Quant à dire ce que c’est…
Commençons, peut-être, par ce qui est l’une des premières sensations : ici l’espace oscille entre deux pôles, quelque chose d’empathique, qui donne la sensation que là, on peut venir se nicher ; quelque chose de mat, qui vient rappeler à ceux qui rêvent de restauration d’une unité perdue, que tout tableau (même et plus encore s’il est fait de papier marouflé sur Dibond), est un écran sur lequel, à trop vouloir se rapprocher, on finit par se casser le nez. Toute l’affaire, tout le travail de l’artiste est de trouver cette justesse qu’est le point d’équilibre entre profondeur et écran, comme c’est son affaire que de se tenir en équilibre sur la ligne de crête qui maintient sa pratique entre voilement et dévoilement.
Voile, plus encore que tableau, sa peinture l’est incontestablement par sa capacité à engendrer un effet de surface translucide, tel le fin rideau que forme l’eau au sein d’une cascade. Mais il est aussi autre chose, qui donne à cette présence diaphane tout son sens, loin de tout formalisme abstrait. Claire Chesnier le dit : « il faut qu’il y ait un corps », sans cela il ne saurait être question de présence. Certes pas un corps figuré, car la figure, ici, reste aussi voilée que le sont les modalités de la pratique de l’artiste. Mais un corps éprouvé : celui de celle qui peint tout autant que celui de qui se tient devant ce qui a été peint. Devant le travail de Claire Chesnier, donc, (peut-être est-ce là, tout compte fait, la première chose que j’ai ressentie) je me sens debout. Comme si la verticalité de l’œuvre appelait et permettait la mienne. Comme si, surtout, la manière dont l’artiste a, des heures durant, éprouvé physiquement les lois de la pesanteur en accompagnant l’encre colorée dans son cheminement du haut vers le bas du support, faisait de l’œuvre le lieu d’une empreinte cachée – voile et mémoire, tout à la fois.
Pourtant, car face à ce travail surgit toujours un pourtant, je pourrais écrire que me tenant debout devant une œuvre de Claire Chesnier, c’est à l’horizontalité que j’ai affaire. Comme si, dans cette limite que l’on dirait entre peint et non peint, dans cette frontière qui peu à peu se constitue par l’écoulement de l’encre vers le bas, quelque chose d’un paysage venait à émerger. Dire paysage c’est sans doute déjà trop dire, mais comment nommer autrement ma sensation ? Disons, surtout, qu’il y a là de l’étendue, et que la respiration, le rythme qui anime ce travail, vient sans doute de ce double jeu entre verticalité du corps et étendue du monde. Disons, plus encore, que si étendue il y a, celle-ci est contrariée par la coupe qu’instaure le travail du bord, cette limite d’autant plus tranchante que sa surface est fine. De l’étendue, contenue dans une limite, c’est ce qu’Aristote définit comme étant le lieu. Voilà, je me tiens devant un lieu. Il s’agit désormais de renoncer à comprendre comment il fut instauré, afin de mieux l’éprouver.