L’épaisseur d’un reflet
L’art dans les chapelles2021D'abord, dire que l'invitation d'Eric Suchère correspondait à un rêve. Celui de découvrir ma peinture autrement, déplacée, hors des espaces blancs des galeries ou des lieux institutionnels. Les murs de prières liés pour moi à l'adresse de la peinture. Cela peut sembler tirer à la sensiblerie, pourtant, c'est ce que j'ai ressenti et que je ne cesserai de dire : l'Art dans les chapelles offre un lieu et une charge de lumière absolument unique aux œuvres. Ce n'est pas un écrin, c'est une traversée à faire ou pas, dans un espace consacré, un abri pour se laisser (re)cueillir en même temps que le travail se fait. Une architecture parfois chargée, les symboles qui fissurent l'espace, le poids que fait la marche pour communier. Je ne savais pas si ma peinture tiendrait à part égale avec les masses d'ombres et de silence. L'invitation : immédiatement après un grand oui, une joie panique. Comment mon travail allait-il advenir dans toute cette pierre, cette humidité, ces courants d'air, ces visiteurs volants... Comment se ferait la rencontre entre une épaisseur d'eau et un crayeux de pierre ?
La visite de la chapelle de la Trinité Castennec à Bieuzy constitua une vraie rencontre. Je l'ai tout de suite aimée. Ses proportions, ses lignes simples rendaient la lumière à la fois massive et diffuse. Elle ne m'était cependant pas inconnue. Je l'avais découverte avec l'installation de Vincent Dulom (2018) qui m'avait laissée sans voix, par son intensité tenue, son extrême attention aux proportions du bâtiment qui sont autant de traits de narrations pour le regard. Honneur donc d'investir cette chapelle après un artiste que j'admire, lui-même succédant à l'exposition de Cécile Bart (2011). Tout cela me confortait dans l'idée qu' Eric Suchère n'avait pas choisi cette chapelle par hasard pour mon travail et que l'intuition d'appartenir déjà un peu à ce lieu trouvait des échos où se tenir. La visite de la chapelle vide, je m'en souviendrais toujours. L'accueil de l'équipe. Le temps donné au regard. A prendre les pas comme des mesures de ce qui va naître ensuite à l'atelier. L'infinie discrétion du directeur artistique — moi, seule dans cet endroit d'hiver, autant de temps que je le souhaitais. C'est rare qu'on ne vous presse pas. Qu'on ne vous demande pas un projet, une idée, une anecdote à communiquer. J'avais le temps et la confiance de quelqu'un que j'estime et lis depuis longtemps comme poète. J'ai été littéralement saisie par la couleur des pierres. Le sol renvoyait une lumière sourde mais réelle. Le mur de chaux
m'impressionnait par sa couleur vague ; des ombres et des ondulations de surface partout. La longueur de la marche jusqu'à l'autel. Pas de transept. Une seule direction. Très peu d'ouvertures et de très petites tailles. En pleine averse et grisaille c'était pourtant déjà l'évidence : il n'y aurait que la lumière naturelle, pas d'éclairage électrique sur les peintures. Le peu de clarté dessinait un triangle à la pointe allongée vers le chœur. Le plafond en coque de bateau renversé comme un coffre de baleine donnait du souffle pour se lancer en même temps qu'il striait toutes mes projections de continuité, de fluidité de l'ensemble des peintures que je pouvais imaginer pour ce lieu. Mais justement, je n'imaginais rien. Je ne voyais rien. Je me suis laissée longtemps dans le souvenir des pierres. Même une fois à l'atelier. Et comme je suis incapable de tout projet en peinture (mais n'est-ce pas le propre de la peinture de ne pouvoir se projeter avant qu'elle n'arrive ? ), j'ai cessé volontairement d'y penser — autrement dit, je ne cessais d'y penser — pour faire, continuer, et voir venir. C'est là que quelque chose s'est passé pour moi. Dans le voisinage des pierres qui avaient quitté mes yeux et ne laissaient qu'une sensation d'humidité colorée. J'ai travaillé longtemps, presque jusqu'au dernier moment, en me disant que je marchais à l'aveugle et qu'il fallait bien accepter cet état puisqu'il est propre à la peinture, sinon à la vie. Mais c'est sans doute la même chose pour moi. Puis j'ai regardé une peinture à plat, comme je le fais souvent pour pouvoir les détacher du support qui en maintient la tension. Et cette fois je la voulais très bas, je ne voyais rien, il fallait l'abaisser. J'ai placé une cassette de bois qui trainait et je l'ai substituée aux tréteaux. Je sentais que c'était encore trop haut mais ça commençait à bouger, la couleur à fleur de pierre. J'ai vu des teintes résister alors qu'elles fuyaient plus haut. Des glissements et des circulations qui cherchaient à durer sur le gris froid du béton de mon sol. Et puis bien plus tard, ou en même temps, toujours dans cette vacance à la fois calme et panique, j'ai retiré mes papiers des planches et pour une fois, je les ai roulés à l'envers, la surface peinte à l'extérieure. C'était prendre le risque de les dégrader — les surfaces mates de l'encre ne supportent aucun frottement — mais cela me semblait juste à ce moment là. Pas dans la perspective d'une oeuvre. Dans le geste, simplement. Vouloir enrober la couleur, lui donner un ventre, une rondeur, la voir enfler dans le sombre de ses pigments. Puis je les ai laissées de côté, à l'ombre, sous la mezzanine. Cela faisait deux rouleaux : l'un plus grand touchant à l'ocre sur le sol, l'autre plus petit, plus vert, bleuissant au contact de l'autre. Cela faisait deux corps tout bonnement. Je crois que c'est ce que j'attendais (sans m'y attendre). Une peinture comme un épaulement. Un
retour de lumière sur le vide d'un rouleau, même pas une colonne. Je les ai regardés longuement sans comprendre. Prête à les remiser. Mais ils sont restés dans l'atelier. De côté. Cela ne m'arrive presque jamais. Je range toujours tout ce que je fais. Je ne laisse rien sous mes yeux. Pas la place dans le regard pour ce qui a précédé. J'ai besoin de faire le vide pour ce qui va venir. La mémoire du corps suffit, je m'y confie entièrement. L'insistance des objets, leur emplacement dans l'atelier est un signe que j'ai compris à un moment comme une évidence. Evidence aussi, à la chapelle, de la petite ouverture dans la pierre qui devait trouver son pendant sur le mur blanc de chaux, une petite peinture aux proportions voisines — encore un reflet pour passer.
La suite est encore plus dure à décrire. Ma sélection était faite. Les œuvres choisies, s'imposaient plutôt à moi. Mais je ne savais rien encore des liens poreux qu'elles pouvaient entretenir avec la coloration, la température, l'architecture, la tactilité du lieu. Je l'espérais. Accompagnée d'Hervé, régisseur dévoué, bienveillant et ingénieux, je décharge mes peintures en découvrant ce que la lumière fait à la couleur dans la pénombre des lieux. Je reste sidérée de la coïncidence des encres à l'effleurement de la pierre et plus largement de la tonalité sourde mais insistante de la chapelle. La peinture en lévitation passait du sol au mur en se prolongeant sur le blanc de la chaux, virtuellement dans l'œil. Les deux rouleaux trouvaient leur résonnance en même temps qu'ils marquaient un arrêt avant l'autel où sont les mots. Le petit format au mur doublait l'entaille très petite de lumière qui lui faisait face, comme une coloration miroir sans en prendre le reflet, juste son épaisseur, sa teinte bistrée au filtre du sombre.
L'instant du vernissage des habitants, puis celui officiel du mois de juillet, ont été des plus beaux que j'ai pu vivre en exposition. D'abord, le regard d'Eric, dont la prévenance incroyablement délicate m'avait accordé tout le silence, l'espace et la concentration qu'il faut pour déposer les couleurs dans un lieu où elles changeraient à son contact. J'étais impatiente et un peu inquiète de sa réaction. Elle m'a bouleversée. Et ce moment — la rencontre réelle que peut la peinture — m'accompagne encore aujourd'hui, me porte à croire que la présence fait quelque chose, qu'elle n'est pas rien. Et je la vivais en la découvrant, comme si les heures d'intuition et d'inconnu trouvaient à se tresser naturellement dans cette lumière particulière, ce contexte, ces regards qui restent dans ma mémoire.