Corinne Rondeau

Des liens, Claude de Soria et Claire Chesnier

Atelier/Fonds de dotation Claude de Soria2025

Devant les œuvres de Claude de Soria et de Claire Chesnier l’esprit interrompt son cirque d’explications, des champs magnétiques tiennent le corps en respect. 

Séparées par deux générations et des pratiques différentes, sculpture et peinture, elles partagent quelque chose de rudimentaire, le peu de matériaux ; de pulsatile, des foisons de variations ; et par-dessus tout une sorte de latence de la perception. Les sculptures de béton de Claude de Soria sont dures et fragiles, leurs gris varient selon la lumière réfléchie à leur surface, des ombres mordent ouvertures ou bordures ; les peintures de Claire Chesnier sont des sédimentations évanescentes et concentrées de pigments dilués sur du papier de coton, des brouillards de couleurs, des brumes ténébreuses, des espaces rougeoyants métamorphosés en sensations de cosmos, d’atmosphères, de paysages. 

Il ne suffit pas d’avoir peu de moyens en main pour sculpter ou peindre, il faut avoir posé longuement les yeux sur des choses grandes et petites, simples et compliquées, sur la vie à portée de soi. Et surtout se souvenir des sensations, atteindre en soi un dialogue à l’échelle des astres, des déserts, des horizons, ou à l’échelle des atomes de pluie, de grains de sable, au rythme des lumières ascendantes et descendantes du soleil jusqu’à la nuit.

Rien de romantique dans ces œuvres minimales, abstraites. Chacune ouvre avec lenteur une scène spatio-temporelle, crée un regard tout à la fois infini et intime. Ensemble elles sont une bouffée d’air pour des yeux en manque de contemplation dans un monde rapetissé et confus par l’exhibitionnisme proliférant des images. Quand tout est au seuil des écrans, Claude de Soria et Claire Chesnier invitent à un franchissement. 

Les deux partagent un même désir d’assoupir le tic-tac du temps qui passe, le même renoncement à l’image spectacle du visible contemporain. Avec une curieuse insistance à toucher ce qui est intouchable, elles approchent une beauté logée ailleurs que dans les choses atteignables. La nébulosité des nuages de Claire Chesnier n’a jamais une ressemblance de nuage. Et si une Lame de Claude de Soria fend l’espace ce n’est pas à la façon de trancher une pomme en deux, mais en peuplant l’espace d’une multitude d’orientations possibles. Les deux œuvrent face à un horizon qui recule à l’heure où plus rien n’assure de relation stable entre les choses. L’affinité d’un infiniment grand ouvert par un infiniment petit. On ne peut toucher une étoile ou un nuage, mais on peut serrer un caillou ou sentir la pluie filer au bout de ses doigts. Elles partagent une certaine conception de la beauté dégagée des formes usées, et dénuée de toute volonté de capturer la réalité fût-ce dans une représentation. Les moyens qu’elles ont choisis, les motifs, les gestes qu’elles répètent, leur façon d’habiter les œuvres à la fois horizon et maison, tout fait écho. C’est cela aussi un atelier d’artiste, un lointain et un proche, un dehors et un dedans, une façon de transiter sur un axe entre deux pôles, l’un ouvert, l’autre fermé. 

Toutes les deux usent d’un liant. Claude de Soria le ciment qui agrège le sable, Claire Chesnier l’eau qui attache l’encre au papier. Lien dans la matière même qui fusionne tout en congédiant les artistes « lieuses », le temps du séchage. Liens irréversibles de réactions exothermiques et de phénomènes lumineux incontrôlables. Un artiste est comme un buveur d’eau sucrée qui attend la dissolution des cristaux, et prend acte de l’indépendance de l’œuvre et de soi. L’art vit au-delà de ses liants. Les lieuses ne peuvent pas vivre sans la dépendance à l’indépendance. 

Lier et se délier est ainsi beauté. Pas le gros mot philosophique, juste un mot à l’égal d’une surprise, le renouvellement d’une manière d’être à l’espace et au temps. Chez chacune la beauté exprime simultanément ce qui s’atteint et ne s’atteint pas. L’« émerveillement » de Claude de Soria enlevant le rhodoïd où a été enfermé le mélange de matière après que le séchage eut mis sa touche ; Claire Chesnier les dépôts de temps des encres comme si la sédimentation avait édifié la lumière particule après particule : ce qui descend et s’assombrit élevant lueur ou éclat. La beauté est une épiphanie qui ne consonne avec aucune vérité cachée mais déploie des singularités temporelles, instants d’émerveillement, durées de chatoiement. 

Insistant des mains et des yeux à la façon d’un écrivain répétant un mot afin de déranger ce qui précédemment faisait sens, elles sont capables de faire d’un pays d’abondance un désert, d’un désert un pays fertile. Avec une tendre pauvreté de moyens, avec une disponibilité attentive à leur médium, elles affirment que rien ne change, Il y a toujours un jour après l’évanouissement de la nuit, toujours la gravité d’un corps entre le ciel et la terre, toujours un grain de sable et une goutte d’eau pour faire un monde. Il y a dans cette affaire d’union une touche d’éros.

A la question « comment c’est fait » qui taraude le spectateur, l’une dit qu’elle attend une réponse de la matière, l’autre que l’important n’est pas là. Pendant qu’on s’échine à trouver des réponses à l’art, devenu porteur de voix d’un monde qui a réponse à tout, les œuvres de Claude de Soria et Claire Chesnier jouent à connecter des matériaux à des sensations, du concret à de la mémoire. Elles ont une affinité par affinité d’être touchées par une altérité. C’est dire si elles sont touchées par ce qui est en attente d’être perçu. Et ce qu’elles attendent du lien que fait leurs liants, c’est l’amour des choses absolument concrètes dont l’art est l’étendard, loin de toute métaphysique.

Corinne Rondeau