Claire Chesnier & Claire Colin-Collin

Artpress N°4852021

Claire Colin-Collin

«Abstraction» est un mot que j’ai du mal à employer: il nous catalogue, nous cantonne à être de doux rêveurs.Il enferme dans une histoire, une esthétique, alors que sa définition a été si chahutée: je pense à Philip Guston, Gérard Gasiorowski, Charles Maussion, va-et-vient entre matière et dessin, porosité par laquelle la peinture incorpore des représentations, tout en restant abstraite, mais surtout très concrète. Aujourd’hui des peintres habitent ces frontières inconfortables. S’il y a à s’abstraire, c’est à s’abstraire d’une image préalable pour entrer dans la peinture.Créer une réalité, pas une image. Un acte, un phénomène, une présence.

Claire Chesnier

Ce terme ne parle pas de la peinture qui se situe dans un lieu mouvant, in-stable, perméable. Je n’utilise le terme d’abstraction que s’il me faut décrire mon travail, en son absence justement. La peinture déborde l’image. Abstraire désigne un décollement du réel, loin de mon approche sensuelle, matérielle de l’œuvre innervée par la vie. Une peinture vivante vibre du réel, seul maître à observer. On y sent le poids des choses. La gravité de la matière. Le combat des avant-gardes ne me semble plus être le nôtre dans ses modalités. Aujourd’hui, l’histoire de l’abstraction nourrit autant qu’elle libère de toute école. Pour moi, c’est un mouvement de cœur vers le simple, la nudité. Un temps long du regard vers cet inconnu qui nous est étrangement intime.

CCC

Du temps nécessaire à voir la peinture. C’est ce qui la met dans une certaine marge. Une abstraction radicale me manque (Günther Förg, Didier Demozay...). Comme si l’époque évacuait cette dimension contraire au vite-vu, au vite-pensé. Cette peinture est âpre, sans message : elle se confronte à notre corps, notre face, ne sert aucun discours. C’est le contraire de la communication et d’un art qui se repaît du tragique du monde.La différence n’est pas formelle, mais politique. «La société actuelle nous inonde de laideur. L’art qui consiste à en produire pour critiquer notre monde ne m’intéresse pas», dit Gérard Traquandi.Cette peinture qui revendique son silence est aussi l’opposé de celle qui se soumet au photographique. Je ne parle pas des peintres qui créent un trouble sensuel de l’image photographique avec la matière peinte (Rémy Hysbergue ou Christopher Wool) car ils font exister une sensation de mémoire perdue, une image insaisissable, qui fait vaciller la perception du réel.

IMAGE IMPOSSIBLE

CC

Le photographique peut s’éprendre du corps de la peinture ou l’inverse (Luc Tuymans,Liz Deschenes...). Une photographie de Sally Mann, un film de Michelangelo Antonioni ou de Jean-Luc Godard sont plus près de ce dans quoi je suis engagée qu’une peinture formaliste campée dans ses références.

CCC

La peinture doit oser inventer une vision. Il est important de se perdre, d’accueillir l’égarement. Bien sûr qu’on a le cœur étreint par l’état du monde, notre regard est gorgé de ses images. Mais celles-ci sont nos outils, pas nos destinations. Aussi, je regarde beaucoup la peinture dont le sujet est elle-même. Confrontation du corps à une surface, vis-à-vis : j’aime les peintres qui peignent le tableau, sa présence-absence, son aura, l’impossibilité de l’image...

CC

La résistance de la poésie est un geste de vie. Se tenir debout, étendre la couleur dans l’ailleurs de nous-mêmes et au ras des yeux. Il s’agit d’une position éthique qui engage l’ouvert, l’écart, le délai. «Vivre-peindre» comme Antoine Emaz dit «l’écrire-vivre», dans la proximité d’une peintre comme Agnes Martin. Abstrait ou figuratif, cet art de la surface est une exigence de peau : comment toucher, comment être touché. La picturalité n’appartient pas qu’au tableau ou à la pâte. Le geste peut s’absenter, relégué mécaniquement. Vincent Dulom peint sans pinceau l’ombre mouvante à notre vue. La présence est sans technique.

CCC

La peinture est un fait. Pas un récit. Toute peinture est abstraite en amont de ce qu’elle met en images. Le geste, l’énergie qui l’innerve, sa saveur, la prise de contact de la matière avec la surface, un détail, un contraste, une texture m’amènent à ressentir la peinture-même. Comme un baiser. C’est ce cœur de la peinture que je regarde : un suc, un goût, extrêmement sensuel, sinon sexuel. Impossible à dire. Physique, vital. La peinture est pleine de chair, d’inconscient, d’esprit. Pleine du corps des peintres. La peinture transmet un corps, est portée par un corps, parle au corps. Trouver sa famille est long. Je continue de la découvrir. J’ai vu Raoul De Keyser et Howard Hodgkin tard. Le lien entre tous est peut-être l’inconnu : être en train de faire sans savoir faire. Inventer ce qu’on a besoin de voir et qu’on ne sait pas encore voir. Cette béance. Cette curiosité, cet état de non-savoir me donne envie d’y retourner chaque jour.

CC

Je ne dirais pas «peindre le tableau» afin de voir plus large et de considérer James Turrell et Anish Kapoor parfois comme peintres, tout comme les gestes de peau chez Pina Bausch, une résine enfouie de Loïc Blairon, un poème d’Ingrid Jonker… Je dérive. Mais, justement, c’est dans les mélanges souterrains qu’un horizon se dégage en dehors des cuisines. Il faut parfois respirer un autre air que celui des émanations chimiques de la peinture. La définition d’une surface couverte de couleurs redouble la tautologie. Il y a bien du décisif à s’en remettre à la surface, mais quel appauvrissement de maintenir les éléments à leur définition, au lieu de les ouvrir aux béances et aux éclaboussures de sens. Je suis pour la dérive où brasille ce qui est nu d’avoir été trouvé sans volonté, les rythmes de ma main heurtée de collisions ou adouciede caresses. La peinture est un enlacement. L’étreinte n’est-elle pas le lieu où la nudité du corps est aussi celle de l’âme ? Cela compte bien plus que le sujet de l’abstraction qui, plus qu’une revendication d’école, devrait être une mise en lumière de la perte heureuse du sujet.

Claire Chesnier & Claire Colin-Collin-Artpress N°485_2021