The Colour Out Of Space
Özlem Altın, Claire Chesnier, Pablo Dàvila, Elif Erkan, Jean-Charles Eustache, Leylâ Gediz, Eva Nielsen, Elsa Sahal
26 juin - 27 juillet
THE PILL ®, Istanbul
Commissariat : Jean-Charles Vergne
« La couleur, qui ressemblait à quelques-unes des bandes de l’étrange spectre du météorite, était quasi impossible à décrire ; et c’est seulement par analogie qu’ils la nommèrent quand même une couleur. »
H.P. Lovecraft, La Couleur tombée du ciel, 1927.
Dans sa célèbre nouvelle La Couleur tombée du ciel (The Colour Out of Space), publiée en 1927, l’écrivain américain Howard Phillips Lovecraft décrit les phénomènes extraordinaires survenus dans une ferme isolée en 1882. Un nuage blanc en plein midi, un chapelet d’explosions dans les airs, précèdent la chute d’une météorite qui révèle en son cœur une couleur inconnue, impossible à décrire. Innommable. La roche venue des confins de l’espace rétrécit inexplicablement dans son cratère, se métamorphose, attire la foudre. La flore se fait luxuriante avant de se corrompre et de s’émietter en une poudre grisâtre. Bêtes et hommes subissent l’influence de cette couleur inqualifiable qui, en quelques mois, transforme inexorablement le paysage en une « lande foudroyée » avant de se propulser subitement au firmament pour disparaître à tout jamais, laissant derrière elle une désolation semblable à celle de ces vallées dont les teintes ont été sapées par les cendres d’une explosion volcanique.
Dans la nouvelle, la couleur est, au sens le plus littéral, « le lieu où notre cerveau et l’univers se rencontrent » comme l’affirme Paul Cézanne pour souligner la bouleversante intimité nouée par la couleur avec le regard. Au-delà de son registre fantastique, La Couleur tombée du ciel est l’histoire d’une rencontre entre un précipité chromatique projeté depuis l’horizon diffus de l’univers et sa perception fascinée, impensable – et en définitive cataclysmique – par celles et ceux qu’elle frôle en les dénaturant irrémédiablement. Le titre original de la nouvelle – The Colour Out of Space – permet de saisir l’ambivalence de cette teinte impie exhalée du cœur de la météorite. Elle tombe depuis l’espace intersidéral mais, simultanément, elle est out of space : hors de l’espace, elle est un espace autre. Elle crée de l’espace dans une impalpable puissance dont l’œil mesure l’étendue mais que les mots ne peuvent saisir, sinon de manière approximative. La couleur est toujours plus forte que le langage. Rencontrer une couleur est un événement en soi – nous en avons tous fait l’expérience, fascinés par la pourpre crépusculaire d’un ciel, par le vert tendre d’une prairie ou par l’insaisissable modulation irisée d’un regard. Cet événement, sidérant dans son surgissement, n’en demeure pas moins insaisissable.En tissant entre les œuvres liens formels et connexions spatiales, cette exposition traverse les grands thèmes de la nouvelle de Lovecraft – couleurs inqualifiables, espaces cosmiques et terrestres, métamorphose et régénérescence... Les projections aurorales de Claire Chesnier, les circonvolutions de particules et l’éclipse d’obsidienne de Pablo Dàvila, les couleurs célestes de Jean-Charles Eustache, les paysages embrasés d’Eva Nielsen forment une constellation d’atmosphères qui répond aux métamorphoses organiques, vitales ou matériologiques d’Elsa Sahal, Özlem Altin, Leylâ Gediz et Elif Erkan dans un mouvement de transformation et de renouvellement des formes.
Les peintures de Claire Chesnier sont des aubes levées sur l’abstraction, des ajours de lumière dont le spectre se déploie dans des gammes insaisissables. Elles parviennent à une puissance d’élévation vers l’atmosphérique. Leur verticalité, réglée sur les proportions du corps héritées du passé de danseuse de l’artiste, bascule vers l’horizontalité d’un tremolo, striure de dégradé chromatique qui traverse les œuvres de part en part. Il faut vivre avec ses peintures pour en saisir la puissance de modulation, de l’aube au crépuscule, au gré des arythmies du temps qu’il fait et du temps qui passe. L’inscription calendaire est elle-même précisément donnée par les titres des peintures indiquant le jour, le mois et l’année d’aboutissement du tableau. Ses peintures s’incarnent, se lient à la lumière du monde par leur versatilité chromatique, leur propension à faire naître de la persistance rétinienne, à fluctuer, à s’enfuir puis à apparaître, à se nimber. Le regard porté sur ces peintures, pour peu qu’il se laisse porter par la durée et la lumière, se laisse étreindre par le corps de la peinture, finit par se confondre avec ce qu’est un regard : une révélation du monde et du sensible, une mise au point sans cesse réitérée, un aveuglement, une lucidité, une succession de clairvoyances, d’abandons, de pertes, de recouvrements – comme l’on dit parfois recouvrer la vue après une cécité passagère.
Jean-Charles Vergne
2024









Photo. Nazlı Erdemirel