Jean-Charles Vergne

Le promontoire du songe

Editions FRAC Auvergne, p.1262022

La surface est lisse, sans accident, précautionneusement circonscrite par un hexagone coupant comme une lame dont l'arête supérieure – émoussée, indécise et floutée – forme une lisière à travers laquelle le regard entre et s'extrait du corps de la peinture, à l'envi. C'est une peinture d'accélération et d'épanchement lent, une percolation de couleur du bas vers le haut endiguée par d'infranchissables limites obliques. Je songe au Chien andalou de Luis Buñuel, à l'imminence de la dissection, à l'ouverture du regard. Sans doute cette lame picturale aura-t-elle contribué à ouvrir mon regard, pointant l'ambivalence de la coupe chirurgicale pratiquée dans la couleur, jouant aussi avec le sentiment de n'observer qu'une partie de l'étendue comme dans le cadre délimité d'un instrument optique ou depuis un observatoire. Ce qui m'apparaissait constitué d'un marron limoneux se dévoile dans la subtilité d'une mixtion chromatique complexe, dans l'étagement d'une succession de dégradés et de stries parfois presque invisibles, dans une levée patiente vers l'éclat orangé d'une lumière d'horizon. Il y a dans cette peinture, comme dans toutes celles de Claire Chesnier, un risque de la boue1 que les peintres connaissent bien, avec lequel elle compose volontairement jusqu'à l'ultime limite, jusqu'à l’irréversible extinction de la couleur par les recouvrements de tons liquides successifs. C'est une peinture submergée comme une vague par son propre ressac : dans cette submersion advient le merveilleux de la couleur où le sublime percole aux abords de la déréliction.

Le tableau repose au seuil du souvenir d’étendues, de cieux crépusculaires, de modulations atmosphériques, de remémorations d'aubes à peine levées ou de landes nocturnes encore nimbées de l'éclat lointain et vacillant d'un soleil mourant. Cette peinture ne décrit rien du monde et sa vocation ne peut être que du côté de la luxation, de la séparation et du déboîtement du monde, ne renvoyant au réel que par pure analogie. Cette peinture prend le monde à témoin, le plie tel un origami dans l’espace pictural contraint par ses bords, le vide de toute narration et de toute emprise par les mots (Claire Chesnier évoque un "endeuillement du langage" devant la peinture). La peinture est contenue dans une forme coupante comme la lame d'un scalpel dont l'un des bords aurait été émoussé pour que s'épanchent les sensations douces. Elle procède d’une réduction – au sens gastronomique du terme, comme on évoque la réduction d’un jus par évaporation vers une forme de quintessence –, dans la manière dont un assentiment est accordé à la couleur comme événement, comme avènement et comme intensité à recouvrer, après-coup, une perception sensible accédant à une puissance d’élévation vers l’atmosphérique. La verticalité, réglée sur les proportions du corps, bascule dans la partie basse vers l’horizontalité d’un tremolo, striure de dégradé chromatique coupé net par une lame m'évoquant le soleil cou coupé du poème de Guillaume Apollinaire2 qu'il avait tout d'abord écrit soleil levant cou tranché, dans une image de décapitation du soleil.

Ce que je vois dans cette peinture : une aube tranchée net par une lame affûtée ou par l'âme d'un cou-coupé au bec acéré – car c'est aussi le nom d'un oiseau dont la gorge est délicatement balafrée d'une chamarrure rouge écarlate. Cette peinture ouvre au monde et au sensible, dans une mise au point sans cesse réitérée, un aveuglement, une lucidité, une succession de clairvoyances, d’abandons, de pertes, de recouvrements – comme l’on dit parfois recouvrer la vue après une cécité passagère.

1– L’expression est de Claire Chesnier.
2– Guillaume Apollinaire, Zone, dans Alcools, 1913.